L'OPA sur le Club Med a commencé en juin 2013, voila maintenant 18 mois...C'est devenu la plus longue OPA de l'histoire de la Bourse parisienne...
Si ses promoteurs de l'époque, le Private Equity Ardian (ex Axa Private Equity) allié au chinois Fosun, avec l'appui et le concours du management (qui ont des actions), pensaient la boucler rapidement, ils en sont pour leur frais.
Reprenons la chronologie :
- Juin 2013 : dépôt de l'offre d'OPA Fosun - Ardian à un prix de 17,50€/action, soit une prime de 30% environ sur le cours de Bourse d'alors de 13€. Mais il faut se rappeler que le cours était de 55€ en juillet 2007...et de 150€ en 2000 ! Sa valeur a donc été divisé par 10 en une dizaine d'années...
- 25 juin 2013, le Conseil d'Administration du Club, censé défendre objectivement l'intérêt des actionnaires, approuve le projet d'OPA.
- 24 et 25 juillet 2013 : un actionnaire minoritaire, le fonds Charity & Investment Merger Arbitrage, dépose un recours contre la décision de conformité de l’OPA sur le Club Med. Et le lendemain, c'est au tour de la célèbre Colette Neuville, présidente de l’Association de Défense des Actionnaires Minoritaires (Adam) qui annonce à son tour qu’elle va déposer un recours ! Les choses se corsent et l'OPA est donc bloquée.
- 29 avril 2014 : la Cour d’appel de Paris rejette fnalement les recours contre l’OPA sur le Club Med, l'OPA peut donc reprendre son cours...et on ne s'attend pas une une surenchère...
- 30 juin 2014 : coup de tonnerre pourtant, l'italien Bonomi fait une contre offre à 21€, et entre temps avait racheté sur le marché plus de 10% du capital. Il s'était fait connaître notamment en rachetant Ducati (revendu à Audi) ou en entrant au capital d'Aston Martin. Devant le prix plus élevé de cette OPA, le Conseil d'Administration ne peut que recommander d'accepter...mais du bout des lèvres. Position pour le moins ambigüe...
- 12 septembre 2014 : Fosun surenchérit, à 22€, mais Ardian se retire lui (en bon Private Equity qui vise avant tout un ROI rapide, il ne doit pas payer trop cher). Le Conseil d'Administration approuve.
- 9 octobre : le Conseil d'Administration, toujours censé être objectif et défendre l'intérêt des actionnaires, déclare qu'une contre offre serait "inopportune" !
- 12 novembre 2014 : Bonomi surenchérit à 23€, et s'allie au gros fonds américain KKR (célèbre pour avoir lancé la vague des énormes OPA sauvage dans les années 80 avec celle sur RJR Nabisco, qui avait été relatée dans le livre "Barbarians at the Gate"). Le Conseil administration, qui approuve systématiquement les surenchères de Fosun, se dit inquiet de cette surenchère de Bonomi.
- 1er décembre : Fosun surenchérit à 23,5€
- 5 décembre : Bonomi surenchérit à 24€. Il avait jusqu'au 17 décembre pour surenchérir, mais d'une part il est allé très vite et d'autre part il a - bien volontairement certainement - fait l'annonce au moment même où le PDG inaugurait son nouveau village de Val Thorens...Ce qui a évidemment fait sortir Henri Giscard d'Estaing de ses gonds : "je ne m'imaginais pas qu'on puisse faire une chose pareille à un te moment". Hum, hum, je ne le crois pas si naif au point de croire en ce qu'il déclare sur ce coup !
- L'AMF donne maintenant jusqu'au 19 décembre 18h à Fosun pour éventuellement faire une contre-offre, ce dont je ne doute pas un instant...
Au prix de cette surenchère, le Club est maintenant valorisé 900M€ environ. Les actionnaires peuvent se frotter les mains, on est maintenant 40% au dessus de l'offre initiale, manifestement bien trop basse...
Ce qui est très impressionnant dans cette bataille, c'est que les protagonistes convoitent (visiblement activement) un actif qui :
- Sur ses 60 ans de vie (depuis les années 50) a globalement perdu bien plus d'argent qu'il n'en a gagné !
- A d'ailleurs une perte cumulée de plusieurs centaines de M€ depuis les années 2000.
- N'est toujours pas vraiment rentable aujourd'hui : sur les 3 dernières années, le Club a gagné 2 petits millions en 2011/2012 et 2012/2013, mais en a perdu 9 en 2013/2014 (l'exercice finit le 31 octobre).
- A globalement stagné en chiffre d'Affaires depuis 20 ans : il faisait déja 1,2Mds€ en 1996, il en fait 1,4Mds€ aujourd'hui, donc en monnaie constante c'est même une baisse assez sensible.
- Fut plusieurs fois au bord du gouffre financier : 15 ans après sa création, il fut d'ailleurs sauvé une 1ère fois par Rothschild, et ses pertes cumulées en 1996 et 1997 se montèrent à plus de 200M€ (pour un CA donc de 1,2Mds€), ce qui motiva l'éjection du fils du fondateur, Serge Trigano.
De fait et pour simplifier, le Club est peut-être, pour reprendre leur pub, "une belle idée du bonheur" pour les consommateurs, mais ça n'a jamais été et ce n'est pas (encore) une belle idée business, et n'est ni en croissance ni rentable. La formule commerciale actuelle Club Med a trouvé sa cible, mais le modèle économique n'est lui pas encore prouvé.
C'est ce qu'apprend L'Accélérateur aux jeunes pousses que nous prenons : pour aller loin et construire un business pérenne (ce qui est différent de faire juste un coup en visant un rachat rapide, ce qui semble être pour beaucoup une stratégie !), il faut d'une part avoir une proposition de valeur pertinente qui rencontre clairement un public, et d'autre part avoir un business model rentable, pas forcément à court terme, mais au moins à terme.
Alors, pourquoi cette bataille acharnée pour un actif, vieux de plus de 60 ans, qui n'a jamais fait jusqu'à ce jour la preuve d'une solide et pérenne rentabilité ?
C'est en fait qu'il y a 2 actifs sous jacents dans le Club Med :
- Une marque internationale, qui depuis les années 2000 a pris sous la direction d'Henri Giscard d'Estaing (fils de...) un très net virage haut de gamme. La marque est aujourd'hui repositionnée sur le segment - normalement plus lucratif - du haut de gamme, avec plus d'homogénéité qu'il y a 15 ans, et une formule "all inclusive" qui fait sa spécificité et sa renommée.
- Des actifs immobiliers de qualité : une estimation, tout à fait officieuse, parle de 600M€.
Et par ailleurs, les faiblesses actuelles du Club sont connues et les 2 protagonistes estiment qu'ils ont des chances, avec le temps et à coup de gros investissements, de les colmater :
- Il est encore bien trop tourné vers la clientèle française et européenne, une zone à la croissance faible contrairement au potentiel existant en Asie et en Russie.
- Un certain nombre de ses villages sont trop sensibles aux problèmes géopolitiques (ie Egypte, Tunisie) ou climatiques (les villages de ski, manque de neige).
- Le repositionnement haut de gamme est loin d'être achevé, une certaine image "populaire" subsiste (merci les Bronzés). Aujourd'hui, je trouve en effet que le Club est encore "entre 2", ce qui est le pire des positionnements. Si la partie hôtellerie a fait d'énorme progrès depuis 15 ans, la partie "service" reste globalement perfectible.
- Certains villages sont un peu vieillissants, et n'ont pas fait l'objet d'assez d'investissements. Je pense notamment au 1er village 5 Tridents à Maurice, la Plantation d'Albion. Or, quand on veut jouer dans le vrai haut de gamme, les installations doivent rester nickel et il faut les entretenir à coup d'investissements.
- Le Club a de facto une surface financière limitée et ne peut pas se développer fortement pour leverager sa marque et réduire son exposition trop forte à la clientèle européenne et aux risques géopolitiques et climatiques de la zone. On estime qu'il ne peut pas investir dans l'ouverture de plus de 2 à 3 villages par an. A l'échelle du tourisme mondial le Club reste finalement encore un "petit" acteur. Des croisiéristes comme Royal Carribean ou encore Carnival (qui a notamment la marque Costa Croisière...bien connue pour ses performances au large de l'ile de Giglio en Italie !) ont un CA 4 à 8 fois plus important, 8 et 16Mds$ de CA respectivement...
En synthèse, le Club Med dans sa configuration actuelle n'est pas un actif terriblement excitant économiquement, mais ses forces sous-jacentes permettent de prendre le pari, avec néanmoins un bel acte de foi, qu'à coup de gros investissements (certainement des centaines de M€) il pourrait devenir une belle société.
Mais entre payer très cher un actif et les nécessaires gros investissements qu'il faudra consentir pour en faire - potentiellement - une pépite économique, c'est tout de même un pari très risqué à la rentabilité incertaine. Mais comme disait un observateur du dossier, "il y a toujours eu un peu d'irrationnel avec le Club" ! Un peu d'irrationnel, mais également certainement une bataille d'ego entre le chinois et l'italien.
A ce niveau d'OPA, ce n'est plus un LBO classique avec des flux de cash stables et prévisibles, mais vraiment du capital risque ! L'équation économique et le business model sont à trouver.
J'imagine que du côté de Fosun on se dit qu'avec le potentiel chinois ils ont un gros réservoir de clientèle potentielle, et du côté de Bonomi/KKR, il y aura des actifs à revendre au cas où !
Les 2 protagonistes ont par ailleurs des visions très différentes de ce que doit être l'avenir du Club. En effet, s'ils sont tous les 2 en ligne sur le fait que le Club a besoin d'investir et de grossir fortement, les stratégies pour y arriver divergent :
- Pour Fosun (et le management), l'idée est de continuer la stratégie en place depuis une dizaine d'année (montée en gamme) et de développer fortement l'Asie (et évidemment la Chine en tout 1er lieu).
- Pour Bonomi, le Club ne doit pas être que haut de gamme et l'Europe doit rester la priorité. L'idée semble être d'attaquer d'autres segments de clientèle. On parle la aussi de développement, mais pas dans les mêmes directions.
Attendons maintenant quelques jours, au pire jusqu'au 19 décembre donc, pour savoir si le Club sera définitivement italien ou si la guerre des tranchées continuera encore quelques temps...Le PDG sait lui qu'en cas de victoire finale de Bonomi, il n'aura plus qu'à faire ses bagages (avec un gros chèque cependant).
Le chinois Fosun semblant plus s'inscrire dans une logique industrielle de long terme, il me semble qu'il serait ainsi capable de payer plus cher, aussi j'ai tendance à croire qu'il finira par l'emporter. Le fonds de Private Equity Ardian, qui initialement était à 50/50 avec Fosun et voulait juste comme bon financier qu'il était faire un AR rapide, est d'ailleurs maintenant extrêmement minoritaire (plus que 16%) et c'est bien Fosun qui mène les débats.
Quel que soit celui qui l'emporte, il aura de toute façon un sacré boulot de développement à entreprendre, et sans doute aussi de reconstruction, car cette OPA de 18 mois a certainement laissé des marques !
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