Dans cet article récent ICI, "JAG" déclarait que la grande distribution allait mourir, sous les coups de butoirs d'Amazon. Je vous invite à le lire attentivement avant de poursuivre...
Je suis d'autant plus concerné par cette déclaration qu'en tant que membre du Conseil de Surveillance d'Auchan Retail France, j'ai aussi pour mission de contribuer à trouver des pistes de valeur ajoutée pour le futur...
Les arguments de Jacques-Antoine sont clairs :
- Amazon s'inscrit sur le très long terme.
- Avec les profits du cloud ils peuvent faire du dumping pendant très longtemps, et vont ainsi grapiller progressivement des parts de marché aux grands distributeurs.
- Le drive n'est pas une réponse à long terme.
On pourrait commencer par remarquer qu'entre 2007 et fin 2015, le trafic de Vente-privee.com est passé de 3,5M VU/mois à 5,5M, alors que celui d'Amazon est passé de 4,5M à 19,4M, soit respectivement un +50% pour l'un, et un x 4 pour l'autre. Jacques-Antoine a donc parfaitement conscience du rouleau compresseur qu'est la pieuvre de Seattle...
Et dans la même veine, on pourrait aussi rajouter qu'en terme de classement en nombre de Visiteurs Uniques mensuels, VP reculait durant la même période du 8ième au 11ième rang français, ce pendant qu'Amazon passait progressivement du 6ième au 1er, très loin aujourd'hui d'ailleurs du 2ième, qui est CDiscount (11,8M de VU).
On pourrait ceci dit aussi remarquer ironiquement que, à part Amazon, ce sont bien les retailers qui sont les grands gagnants du Top 15 français depuis 10 ans :
- En 2007, il n'y avait que 4 retailers/VPCistes traditionnels dans le Top 15 en terme de trafic : La Redoute, Fnac, 3 Suisses et Camif.
- En 2015, il y en a maintenant 8 : dans l'ordre, Fnac, Carrefour, E. Leclerc, Darty, La Redoute, Leroy Merlin, Boulanger et Auchan. Si exit les 3 Suisses et Camif, on voit l'entrée de 6 nouveaux retailers dans le top 15 français, dont 3 Grands Distributeurs (Carrefour, Leclerc et Auchan) et 3 spécialistes (Darty, Boulanger et Leroy Merlin). Exit du Top 15 Pixmania, exit Mistergoodeal, exit lastminute.com, exit Alapage, et RueduCommerce (maintenant chez Carrefour) est au bord de l'exit (15ième). On pourrait d'ailleurs tergiverser sur le côté "pure player" de CDiscount, passé du 5ième au 2ième rang, propriété à 100% de Casino depuis quelques années.
Le retail n'est donc pas encore enterré, et son importance dans le canal eCommerce est allé crescendo depuis 10 ans. Ce qui est finalement totalement logique.
Mais qu'en est-il de la "grande distribution" les Auchan, Carrefour, E. Leclerc, Casino ou Walmart de ce monde ?
Pour aller droit aux but, mon avis est simple : toute chose étant égale par ailleurs, si la Grande Distri ne fait rien, JAG a malheureusement parfaitement raison, elle est certainement condamnée à plus ou moins brève échéance.
Les 3 arguments du dessus développés par JAG sont en effet parfaitement justes et pertinents, et on pourrait même ajouter que les pertes de l'eCommerce d'Amazon sont non seulement compensées par le cloud et les web services, mais aussi par les colossales commissions de la place de marché.
Pour schématiser, il suffit de comprendre qu'Amazon est devenu une fabuleuse et incomparable galerie marchande et plateforme, tant logistique qu'informatique, et qu'ils la monétisent de plus en plus et de mieux en mieux. Le business eCommerce dégage clairement des pertes importantes (normal quand on offre le shipping, qu'on a un service top notch tout en vendant à petits prix), mais les revenus des services de la plateforme IT/Logistique et de la galerie marchande font bien plus que compenser.
Amazon s'est construit avec le temps, à coups de milliards en IT et logistique notamment, un modèle économique unique, qui représente un danger mortel pour la Grande Distri, ne serait-ce d'ailleurs que par la côte d'amour et de confiance qu'ils ont de la part des consommateurs. C'est en France par exemple la marque préférée et la plus respectée...
Mais, en même temps, il serait illusoire de penser que les choses vont rester en l'état...Je ne dis pas que c'est simple et que c'est gagné pour la Grande Distri, certainement pas, mais celle-ci a encore des ressources importantes et des actifs solides, des dizaines de millions de clients et des milliards de passages en caisse tous les ans (en cumul), et ne va certainement pas rester les bras croisés !
Le point n'est pas d'attaquer Amazon frontalement sur son terrain, en faisant aussi bien si ce n'est mieux sur les mêmes produits avec le même service, c'est totalement vain car c'est trop tard. En face, à ce jeu, il y a juste trop de ressources...
La Grande Distri doit au contraire faire différent et être unique.
Sans dévoiler de secret, je souhaiterais juste donner quelques pistes et axes de travail génériques qui pourraient permettre à la Grande Distri de se trouver un nouveau modèle économique unique et pertinent. Car on en est bien la effectivement, il y a pour elle la nécessité urgente de se transformer, se réinventer, se rédéfinir, se repositionner...
Si elle ne le fait pas, et rapidement, oui elle mourra (ou se fera racheter par petits morceaux).
1) L'incontournabilité du lieu physique
Tout d'abord, je ne crois pas dans un monde 100% virtuel où tout est fait à partir du clavier. Le lieu physique est et restera important, le magnifique succès des Apple Retail Stores, en autres, est la pour le montrer.
Tant que l'homme ne s'est pas robotisé à 100% et gardera ses 5 sens, pour s'émerveiller, pour goûter et pour toucher, pour découvrir des nouveautés, pour se faire conseiller, rien ne remplacera le physique...Pas forcément et pas toujours pour acheter d'ailleurs, mais il restera incontournable...
Les marques auront par ailleurs toujours aussi besoin d'avoir des espaces physiques pour aller à la rencontre de leurs consommateurs. Ce que fait Best Buy par exemple aux US aujourd'hui est de louer des emplacements aux grandes marques (Apple, Samsung, etc). Comme les Grands Magasins, ils deviennent des loueurs d'espaces, et les marques sont bien prêtes à payer pour cette visibilité, et que les consommateurs achètent in situ, on line ou ailleurs, peu importe.
Les grands retailers auraient peut-être donc intérêt à ne pas seulement réfléchir en tant que "commerçant", mais aussi en tant que "plateforme physique", ce qu'ils font ceci dit déja avec leurs foncières. Mais ici, c'est plus seulement dans leurs galeries marchandes, mais aussi à l'intérieur de leurs propres magasins.
A noter aussi qu'aujourd'hui plus de 50% des achats eCommerce sont collectés dans le physique et non pas livrés chez soi/au bureau (click & collect, points relais, etc).
Le physique restant primordial, la Grande Distri ayant 22 millions de M2 physiques commerciaux en France, il y a donc de quoi faire...
Même s'il va bien falloir méthodiquement, lucidement et sans concession tout repenser dans l'utilisation de ces espaces, car ils sont parfois bien décalés vis-à-vis de ce que veut et ne veut pas le consommateur moderne et des alternatives qu'il a par ailleurs :
- Nombre, localisation et accès des magasins
- Taille des magasins
- Circulation dans le magasin, depuis l'entrée jusqu'au paiement
- Typologie de l'offre produits
- Typologie de l'offre de services
- Typologie et formation du personnel en magasin
- Relation omnicanale avec les consommateurs (utilisation du digital et notamment du smartphone)
2) L'alimentaire
Très importante catégorie en terme de valeur, le food, c'est aussi du pondéreux, ça coûte très cher à transporter au kilo/à l'€, si bien qu'il restera plus efficace économiquement pour le consommateur de venir le chercher lui-même, surtout pour des petits paniers.
Certes, on cuisine de moins en moins, certes on se fait de plus en plus apporter son repas tout fait avec les AlloResto, Foodora, Deliveroo ou Take it Easy de ce monde, mais il faudra voir quelle part de marché ils pourront vraiment prendre. J'attends aussi de voir l'impact social de ces dizaines de milliers de livreurs qui prennent tous les risques en tant qu'autoentrepreneurs sans protection, brûlant les feux rouges la nuit par 0° dehors...
On constate aussi en parallèle en Grande Distri l'essor des rayons traiteur, des plats préparés, des fruits et légumes découpés, du bio, du bien manger, des spécialités régionales, etc.
Il y a donc la aussi largement de quoi faire. Et question sourcing de produits alimentaires, notamment de produits frais et/ou préparés, la Grande Distri a encore une belle longueur d'avance sur Amazon.
3) Les marques propres (notamment alimentaires)
Pour tout retailer, l'offre de marques propres est capital pour 3 raisons :
- Elles délivrent (quand elles sont pertinentes) une meilleure value for money aux consommateurs que les marques nationales.
- Elles permettent aux enseignes de se différencier avec une offre unique et exclusive.
- Elles délivrent de meilleures marges aux enseignes. La force d'attraction et l'incontournabiité de marques comme Coca Cola ou Nescafé leur permettent de négocier en position de force avec les grandes enseignes, ainsi les marges sur les marques propres sont bien meilleures.
Si vendre des produits identiques à ce qu'on trouve dans les autres enseignes, et chez Amazon, conduit souvent à un dead end pour la Grande Distri, les marques propres sont une source de différenciation et de profits qu'il faut exploiter à fond.
La aussi, la Grande Distri a développé depuis longtemps de filières marques propres, mais il faut certainement encore renforcer la chose.
Pour conclure, et c'est assez ironique, l'irruption du digital qui offre au consommateur un choix quasi infini à porté de clic (l'eCommerce n'en étant d'ailleurs qu'une composante presque marginale relativement), fait que la Grande Distri doit aujourd'hui se réinventer, non pas en fantasmant et en mettant la priorité sur son eCommerce avec une lutte frontale contre Amazon, mais tout d'abord en repensant intégralement l'occupation et la gestion intelligente de ses espaces physiques !
C'est là où en priorité il faut inlassablement investir et tester des centaines de choses, des concepts, des produits et des services qui plaisent, font venir et revenir les consommateurs. Tester, mesurer, affiner et scaler...
Tout en restant étroitement voire intimement connecté avec le consommateur final à travers une relation de confiance forte et via le digital, notamment le smartphone.
Si la Grande Distri disparait, ce n'est pas parce qu'elle aura raté le train de l'eCommerce, mais bien parce qu'elle n'aura pas su adapter et réinventer ses magasins et la relation avec le consommateur...
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