L'été fut intéressant, on a assisté à 2 très belles acquisitions de start-up, par des gros acteurs traditionnels, pour des sommes d'argent très significatives :
- Unilever s'est emparé de Dollar Shave Club pour 1Mds$, alors que 200M$ avaient été investis depuis la création de la start-up en 2010 et que l'entreprise, avec ses 200M$ de CA, était toujours en perte.
- Encore plus marquant, Walmart a racheté pour 3,3Mds$ l'eCommerçant Jet.com et sa technologie de pricing dynamique disruptive : 800M$ avaient été investis depuis sa création il y a 2 ans, elle ne faisait que 100M$ de CA et perdait évidemment une petite fortune. Accessoirement, c'est aussi la plus grosse acquisition eCommerce jamais réalisée et sans doute aussi la création de valeur la plus rapide (2 ans pour être valorisé 3,3Mds$).
Dans le même temps, des start-up françaises plutôt "high profile" comme Save et ses 15M€ de levée, ChicTypes et ses 4M€, ou les belges de Take Eat Easy et ses 16M€ sont allés au tapis (RJ voire liquidation).
Pour des raisons à chaque fois différentes (entre taille du marché, qualité de l'exécution et intensité concurrentielle), mais elles sont allés au tapis quand même...
Ces différents destins m'amènent à partager mon sentiment de fond sur la création d'entreprise et les chemins de création de valeur.
Quand on crée une société, il y a schématiquement 2 pistes pour créer de la valeur :
- On construit un modèle rentable, à court ou moyen terme, et on trouve les capitaux pour tenir le temps d'arriver au break-even puis à la rentabilité.
- On est pas rentable, mais dans le même temps on a construit un actif qui peut revêtir une valeur stratégique pour un autre acteur. Et qui peut donc se faire racheter pour beaucoup voire énormément à court terme. C'était clairement le cas pour Dollar Shave Club et Jet.com. Accessoirement, si cet actif a des avantages concurrentiels majeurs, il arrivera aussi certainement à dégager de la rentabilité sur le long ou très long terme.
La 1ère voie a toujours été mon chemin de prédilection dans les affaires, que ce soit avec Photoways (on faisait plus de 10% de résultat net en 2004, l'année précédant la grosse levée de 24M€ avec Index et Highland Capital, lire ICI), inspirational Stores (de fait holding de tête de Motoblouz, très belle pépite eCommerce rentable) ou encore le spécialiste du champagne sur Internet Plus-de-bulles (tout aussi rentable mais plus petit), par exemple.
Maintenant, force est aussi de constater que les actionnaires de Jet.com et de Dollar Shave Club ne sont pas à plaindre, très loin de la, de même que ceux d'Instagram et de WhatsApp, 2 start-up qui se sont fait rachetées à prix d'or par Facebook (1Mds$ et 19Mds$ respectivement) alors qu'elles n'avaient pas ou quasiment pas de CA, et étaient donc aussi en forte perte. Dans ces 4 cas, ces start-up avaient crée un actif qui avait une très grosse valeur stratégique pour l'acquéreur, qui les a donc valorisé une fortune.
Par exemple, dans un univers du rasage extrêmement concurrentiel, tenu par un duopole Gillette/Wilkinson, le trublion Dollar Shave Club, avec un marketing malin, un ton décalé, et un canal alternatif (le web, et non pas le retail traditionnel), a tout de même réussi l'exploit de prendre en 6 ans 5% du marché US du rasage en attirant plus de 3 millions de clients...Surtout, il s'est crée une belle image de marque spécifique, qui alliée aux capacités marketing et de distribution d'Unilever devrait faire merveille.
On avait initialement critiqué Facebook de payer 1Mds$ pour Instagram et ses 18 employés...Oui, mais si à l'époque il y avait 40M de users il y en a aujourd'hui peut-être 20x plus, et Instagram a énormément apporté à Facebook dans sa stratégie mobile, qui a l'époque était balbutiante.
Si cette 2ième voie de création de valeur est donc théoriquement possible et on y trouve quelques splendides réussites (ie ci-dessus), ce que je pense d'elle s'articule autour de 3 points :
- Elle apporte souvent des multiples faramineux qui font rêver, supérieurs à ceux de la 1ère. Et l'homme a toujours besoin de rêver...
- C'est une voie qui comporte de multiples et d'énormes risques d'échec total.
- Et c'est une voie dans laquelle beaucoup aussi se leurrent.
Je développe ces points les uns après les autres :
1) Des multiples faramineux au regard du bénéfice et du CA
Si on construit une société rentable mais qui n'a pas ou peu de valeur stratégique pour une tierce partie, elle va se faire racheter un multiple du bénéfice ou de l'EBITDA, qui peut aller de 6 à 30x par exemple (cela, uniquement si elle est en très forte croissance et est un actif assez unique). Avec un taux d'EBITDA de disons 10% du CA (ce qui est déja bien), on va alors arriver à une fourchette de 0,6 à 3x le CA.
Pour mémoire et pour exemple, Photobox, très rentable et encore en belle croissance, s'est fait racheter en LBO en octobre dernier pour environ 1,7x le CA.
C'est bien, mais ce n'est clairement pas les 6x qu'a payé Unilever pour s'offrir Dollar Shave Club, et encore moins les 30x qu'à payé Walmart pour acquérir Jet.com. Sans parler de WhatsApp qui faisait 50M$ de CA lors de son rachat à 19Mds$, soit un multiple de 380x !
Et c'est vrai qu'il y a un certain nombre d'exemples de start-up avec pas/peu/très peu de CA, mais rachetées pour des grosses sommes par les grands acteurs de la technologie US (Apple, Cisco, Microsoft, Amazon, Facebook, Oracle, etc).
2) C'est une voie qui comporte de multiples risques
Un actif "stratégique" ça peut être une techno, une part de marché, un portefeuille de clients clés, une marque disprutive, etc. Mais pour valoir beaucoup, il faut créer cet actif avant et mieux que les autres, et cette course contre la montre entraine aussi mécaniquement 2 choses et 2 risques génériques liés :
- Lever beaucoup voire énormément de capitaux, et rapidement
- Exécuter magnifiquement
On se retrouve souvent en fait dans des contextes où c'est "the winner takes it all", et c'est forcément casse gueule. Se dire qu'on est soit le n°1 soit rien du tout ou pas grand chose est assez inconfortable philosophiquement et économiquement. J'estime que l'espérance de gain, au sens mathématique (gain x probabilité), n'est tout simplement pas très alléchante. Je préfère gagner et rêver d'un peu moins, à court terme en tous cas, mais de façon bien plus certaine. Sans compter que sur la durée une société rentable qui jouit d'un beau modèle économique solide ira sans doute très loin et pourra gagner énormément ! Et ce n'est pas Decathlon par exemple, qui a dépassé ses 40 ans cette année, et qui vise plus de 20Mds€ de CA dans 3 ou 4 ans, qui me contredira...
Et ce qui est aussi très gênant et risqué avec cette voie, c'est que même en exécutant bien on peut aller au tapis pour des raisons d'incapacité de levée de fonds.
Ainsi Take Eat Easy, était une équipe de qualité qui selon moi a plutôt bien exécuté opérationnellement, dans un marché très large. Mais il s'est fait "outspender" par Foodora et Deliveroo (ou même Uber Eats), aux moyens autrement plus importants. Et personne n'a voulu investir dans un "petit" challenger (ils ont rencontré plus de 250 investisseurs).
La course aux levées de capitaux est compliquée et risquée, et en tant qu'investisseur on pourrait aussi se dire qu'il ne faut pas jouer chez les gros quand on est pas soi-même très gros. Si the name of the game c'est de lever des centaines de millions ou des milliards de $ pour réussir, il est évident que si on a pas soi-même les poches profondes, on risque de singulièrement se brûler les doigts avec les "liquid prefs" en cas de problème.
Et bien évidemment, une exécution parfaite où toute erreur et tout retard se payent cash est extrêmement compliquée, et bien peu d'entrepreneurs savent faire. On fait évidemment toujours des erreurs (il n'y a que ceux qui ne font rien qui n'en font pas !), et l'art est de savoir les repérer et les corriger aussi vite que possible, mais l'idée même de se sentir courir sur une corniche étroite où le moindre faux pas vous précipite dans le ravin n'est pas très confortable...
On peut être très ambitieux et vouloir aller très loin, aimer prendre des risques calculés sans pour autant jouer à la roulette russe, et j'ai l'impression que beaucoup y jouent sans même s'en rendre compte, recherchant un graal utopique, sans vraiment comprendre les règles du jeu dans lequel ils se sont mis (et/ou de gentils VC ou "conseillers" les y ont conduit !).
3) C'est une voie dans laquelle beaucoup se leurrent sur la valeur qu'ils créent vraiment
Non seulement beaucoup d'entrepreneurs et d'investisseurs se leurrent sur leurs chances d'exécution et de levées de capitaux ultérieures pour financer la création de ce superbe actif qui sera convoité pour une somme faramineuse, mais je crois qu'ils se leurrent tout simplement sur la valeur de l'actif qu'ils créent.
Car des actifs vraiment disruptifs qui ont une grosse voire énorme valeur sur le marché, il y en a simplement extrêmement peu comparé aux multiples possibilités de créer une société rentable.
Pour être franc, j'en vois des entrepreneurs enthousiastes qui se donnent corps et âmes et foncent dans la création d'un actif, avec une très belle croissance vs n-1, mais en perdant tous les mois une petite fortune (merci les gentils investisseurs et bien souvent merci aussi la BPI). Mais en creusant la chaine de valeur, on se rend compte que la valeur ajoutée réelle créée est faible : il n'y a pas tant de techno que cela, il n'y a pas de barrière d'entrée, il n'y a pas de récurrence forte et de fidélité des clients, il n'y a pas de marque forte, il n'y a pas de pricing power, etc.
Les entrepreneurs sont parfois malins et arrivent à capter du trafic, ils ont aussi levé des sous pour payer l'acquisition de trafic et de CA, ce qui explique une belle croissance apparente, mais sans modèle économique rentable et sans grosse valeur ajoutée fondamentale, il est évident que - sauf père Noel qui survient (et cela peut toujours arriver) - leur destin est largement écrit...
Aux US, un One Kings Lane, dans les ventes événementielles de mobilier et d'articles de décoration et ménagers, avait levé 200M$...avant de se faire racheter en juin dernier pour 10M$. Ce qui est bien la preuve qu'il n'avait ni modèle économique viable, ni valeur stratégique. J'en avais parlé ICI. Pas plus qu'un Fab.com, racheté 15M$ quelques mois après une levée de 150M$. Et les exemples de la sorte ont très très nombreux...
Si on a pas un actif stratégique avec de la valeur ajoutée, et si on a pas intrinsèquement un modèle à la rentabilité pérenne...on est juste un mort-vivant qui s'ignore...Question de temps avant que la Grande Faucheuse ne vienne vous emporter....
Et en conclusion...
J'admire les quelques rares et très grands entrepreneurs qui comme Jeff Bezos, Elon Musk ou Marc Lore de Jet.com (qui avait prévu d'être rentable en 2020) savent lever des fortunes afin de créer un superbe actif qui devient rentable au bout de 10 ans minimum (pour mémoire, Tesla a été crée en 2003, Jet ne prévoyait pas d'être rentable avant 2020 et Amazon a mis 10 ans pour l'être !), mais il faut avouer que ce sont des prouesses que bien peu ont la capacité de réaliser.
Et devant la grande difficulté à créer un véritable actif stratégique disruptif, en raison aussi bien des difficultés à lever des capitaux toujours plus importants, et des multiples risques d'exécution et de sortie de route, il est parfois juste plus pragmatique de mettre son focus vers la recherche d'un modèle économique rentable à horizon pas trop lointain (2-3 ans).
Et dans un 1er temps, d'arriver au break even, synonyme de sérénité, laissant ainsi le temps de voir venir. Ce qui est également pragmatique dans des environnements tumultueux, avec des concurrents multiples aux propositions de valeur différentes, et où on ne sait pas quelle direction prendra le marché dans les 2 ou 3 ans à venir. Dans ce genre de contexte, il est urgent de ne pas se précipiter, mais au contraire de pouvoir se permettre le luxe de choisir ses options. Et pour cela, il faut ne pas perdre trop d'argent et idéalement d'être rentable.
Une fois rentable, le nombre d'options qui s'offrent devient aussi très sympathique. Il est plus facile de lever des capitaux, on peut faire du M&A et du build-up (ce que j'ai fait avec Photoways, qui a racheté l'anglais Photobox, mais aussi avec Motoblouz qui a racheté Access Moto dans le sud de la France, et même avec Plus-de-bulles qui a racheté un petit concurrent), ou bien on peut aussi choisir de se faire racheter (à très bon prix), voire même se racheter soi-même (disons donner de la liquidités à ses VCs qui veulent sortir au bout d'un certain temps) en faisant un LBO avec donc un bel effet de levier, etc.
Pour la très grande majorité des entrepreneurs, mettre le curseur avant tout sur la recherche d'un modèle économique à la rentabilité pérenne, et inscrire son action dans la longue durée et non pas dans un sprint (ce qui ne veut pas non plus dire qu'il faut traîner), me parait être le chemin le plus pragmatique pour créer de la valeur.
Chacun peut ceci dit choisir son chemin, on peut choisir celui du rêve et du multiple maximal, mais il faut juste être parfaitement conscient de ce qu'il faut pour réussir dans chaque voie. On ne part pas conquérir l'Everest en short et en espadrille, avec juste son rêve, son ambition, son enthousiasme et sa foi !
Rêve et réalisme, voila le vrai cocktail qui fait réussir les entrepreneurs !
Bonjour, merci pour cette passionante analyse. Il y a peut etre aussi un autre biais: la difference France vs USA. La taille du marche et les fonds disponibles expliquent peut etre, aussi, la diversite des situations. En early stage, on trouve des fonds en France, peut etre plus difficile ensuite quand il faut scaler... Ce qui est moins le cas aux USA. A vous lire, Mathieu
Posted by: Mathieu Storin | August 31, 2016 at 10:49 AM
Hello Mathieu,
On est bien d'accord.
Il faut avoir la stratégie de ces moyens (à tous les niveaux), or de facto il y a de façon générale moins de moyens ici que la-bas...
Posted by: Michel de Guilhermier | August 31, 2016 at 10:57 AM
Salut Michel,
Comme d'habitude un excellent article particulièrement rafraichissant par sa clarté et sa simplicité !
Ne penses-tu pas qu'il y a une voie alternative dans la valorisation d'un actif stratégique très ciblé (donc dans un domaine parfaitement maitrisé par l'entrepreneur), mais avec moins de besoins en fonds (donc sans passer par la case VC) ? Cela permet d'être agile et rapide, mais d'avoir le luxe de se concentrer sur les 5% de travail qui créent 95% de la valeur.
Je pense que cela demande beaucoup de professionnalisme, le développement de partenaires stratégiques (pour compléter les 95% manquant), une connaissance, analyze et intelligence de marché pointue et une équipe dédiée, solide et ultra flexible tout en étant capable de lever des fonds intermédiaires, probablement auprès d'acteurs du domaine, de vrais "angels" (plusieurs tours de quelques 100k par exemple).
Le résultat peut être particulièrement gratifiant et offrir l'option d'atteindre la rentabilité (dans le cas ou le produit ou service se développait organiquement) ou une sortie par rachat à court ou moyen terme avec des retours sur CA faramineux (car très peu de CA) mais surtout un ROI (donc par rapport à l'investissement total) très fort. Dans les cas ci-dessus, les ROI sont de 5x pour Dollar Shave Club et 4x pour Jet.com.
C'est sans doute un art un peu perdu avec la nouvelle génération de startups, mais je crois savoir que tu avais participé activement à un tel projet dont le retour (en ROI) sur 18 mois était de 50x... Il y a peut-être matière à remettre ce modèle au gout du jour et lancer rapidement beaucoup de sociétés qui valent le coup d'investir !
Du coup, la recherche de fonds ne sera pas un tel parcours du combatant (vraiment 250 investisseurs ?) et pourra très bien se faire en dehors des USA (où la pression des investisseurs est beaucoup trop forte). Surtout, l'entrepreneur pourra passer plus de temps à faire avancer sa société.
Au plaisir de continuer à te lire...
Posted by: Frédéric Artru | September 01, 2016 at 11:36 AM
Salut Frédéric,
Très heureux de te retrouver ici et de me remémorer le : "je crois savoir que tu avais participé activement à un tel projet dont le retour (en ROI) sur 18 mois était de 50x" !!!!!!
Pour répondre à la question, évidemment que si bien entendu : on peut très bien chercher à créer un actif très ciblé, qui ne change pas forcément le monde à grande échelle mas qui représente quand même une belle valeur stratégique pour un acteur de l'industrie.
Il y a un peu plus de 20 ans (quand j'étais chez PespiCO), un certain Roland de Farcy avait crée Spizza 30 dans l'unique but de se faire racheter par Pizza Hut (à l'époque propréiét de PepsiCo) car il savait qu'ils auraient besoin d'une base en France pour démarrer...
J'ai un ami qui a monter une société spécialiser dans la réalisation d'inventaires de produits pharmaceutiques...compétence assez spécialisée...et qui s'est fait racheter par un laboratoire...
Les exemples doivent fourmiller...
Donc, oui, et comme toujours il faut cependant très bien exécuter et comme tu dis avoir une connaissance très pointue du marché (et connaître les besoins des acteurs de l'industrie).
A très vite
Posted by: Michel de Guilhermier | September 01, 2016 at 12:05 PM