Pour faire suite à mon post de vendredi dernier, on peut résumer les choses de la façon suivante pour Amazon :
On a une société qui est déja sur un tendance de 300Mds$ de CA annuel, avec une croissance de l'ordre de 20%/an, et qui continue d'investir massivement au détriment de sa rentabilité immédiate (qui est non seulement faible, 3% de rentabilité nette sur le CA, mais également en fort repli sur l'année dernière), ce pour continuer à saisir des opportunités de marché toujours plus importantes et toujours conquérir de nouveaux territoires.
Et cela fait 25 ans que cela dure maintenant !
C'est totalement unique dans l'histoire économique, et également totalement hors norme.
Amazon ne pourra certainement pas tenir un rythme de croissance de +20%/an pendant 10 ans, mais une croissance ralentie de l'ordre de 12% par an en moyenne sur les 10 prochaines années l'amènerait quand même déja à 1000 Milliards de $ de Chiffre d'Affaires en 2029.
Pour situer, c'est 2x la taille actuelle de Walmart et ses 11,000 magasins, l'entreprise qui domine aujourd'hui le classement en chiffre d'affaires, et qui elle ne croit que de l'ordre de 2% par an. Et qui a presque 60 ans (naissance en 1962).
Force est d'abord de constater que le marché continue de faire confiance à Jeff Bezos et d'estimer qu'un jour tout cela payera, car Amazon est valorisée 78x ses bénéfices...Ce qui revient à dire que le marché anticipe bien que les promesses sous jacentes de profits bien plus importants seront tenues.
La meilleure preuve de la confiance du marché est arrivée vendredi dernier : alors que l'action perdait jusqu'à 8% en after hours jeudi soir après l'annonce de résultats et d'anticipations Q4 très décevantes, lors de la séance du lendemain le titre n'a finalement perdu que 1%. Incroyable bienveillance du marché qui quelque part envoie ce message implicite à Jeff Bezos : "vas y mon gars, continue, ta stratégie est la bonne, tout pour la croissance et on verra plus tard pour les profits, ils suivront bien mécaniquement...."
Une croissance qui est d'ailleurs alimentée par 3 piliers simples et clairs : customer focus, innovation et excellence opérationnelle.
Ce "tout pour la croissance" au détriment d'une rentabilité que l'on pourrait chercher à rendre "correcte" m'interpelle avec 2 grandes questions : pourquoi et what's next !
Le Pourquoi ?
Pourquoi, alors qu'on pèse déja 300Mds$ de CA par an, qu'on est la 6ieme ou 7ieme entreprise mondiale en terme de chiffre d'affaires, vouloir continuer à mettre le curseur sur une incroyable croissance de 20% (encore une fois, à ce niveau de CA c'est hors norme), ce alors qu'il serait presque légitime de vouloir un peu consolider les choses et mettre ainsi l'accent sur une rentabilité digne de ce nom.
J'émets l'hypothèse qu'il y a 3 raisons :
- Une 1ère raison économique fondamentale : Amazon s'est de toute façon et tout d'abord mis dans une industrie à très faible marge, le retail, qui représente encore plus de 80% de son CA. Un Walmart par exemple, 1er retailer mondial, malgré ses 500Mds$ de CA, ne gagne lui aussi que 2-3% net sur son CA. Et Internet est certainement le pire environnement concurrentiel possible vu que les concurrents ne sont que one click away. Cette intensité concurrentielle impacte évidemment les prix donc les marges.
- Une 2ième raison économique : Amazon ne pourrait tout simplement pas ralentir car sous la poussée de ses nombreux concurrents, nombre étant d'ailleurs des géants avec des poches très profondes (en retail Walmart et Alibaba par exemple, en tech Apple, Google ou Microsoft, etc) elle doit continuer d'avancer vite sinon elle serait rattrapée et ses marges déja basse en souffriraient définitivement. Ce serait donc une sorte de fuite en avant inéluctable résultante du fait qu'Amazon attaque trop d'industries à la fois, se mettant ainsi à dos trop de concurrents à la fois, et se serait ainsi elle-même mis dans une logique où si elle ne grossit pas vite elle n'aurait plus sa légitimité d'existence.
- Une raison liée à la personnalité même de Jeff Bezos, avec un petit côté megalo, investi d'une mission de conquête des consommateurs...et du monde. A noter que je vois cela de façon positive, car je suis convaincu qu'être un peu mégalo pour un entrepreneur est une qualité, il faut juste que ce soit aussi dans le même temps compensé par un énorme sens pratique et réaliste business, chose que Jeff Bezos a aussi de fait à très haute dose, tout comme l'avait Steve Jobs. J'insiste encore que le fait que cette combinaison megalo/pragmatique est la base de toute grande réussite entrepreneuriale mais est malheureusement très rare. Adam Neumann de WeWork est certainement megalo, mais pour le pragmatisme business de bon aloi, j'ai quelques doutes...
En somme, la croissance effrénée serait donc aussi bien par choix que par obligation...
Etant alors inéluctablement dans une logique de forte croissance, on peut se poser la question de ce qui va arriver quand Amazon atteindra tout aussi inéluctablement 1000Mds$ de CA d'ici quelques années...
Le What's Next ?
"Always day one" comme le martelle Jeff Bezos, certes, mais vu l'énorme taille actuelle de la pieuvre de Seattle, on peut tout de même se demander quelles sont les limites de ce modèle totalement orienté vers la croissance.
Je commence à penser que cela n'est pas forcément soutenable pour au moins 2 raisons :
- A devenir trop gros et trop dominant, comme on l'a vu pour la Standard Oil et pour ATT, l'antitrust américain s'en mêle et cherche le démantèlement. ATT fut éclatée en 7 "baby bells" dans les années 80, et la Standard OIl fut elle démembrée en 1911 en 34 sociétés indépendantes. Bien entendu, Amazon peut aujourd'hui arguer qu'elle n'est pas en position dominante (quoiqu'elle cornerise 50% de l'eCommerce US), mais très franchement si elle atteint 1000Mds$ de CA, elle le sera bien de facto quelque part car elle aura pris une part de marché substantielle aux autres. Et je pense qu'on pourrait commencer à échafauder une notion de "monopole horizontal" sur le canal Internet.
- A devenir trop gros, on peut aussi s'affaisser sous son propre poids. Gérer une telle taille, et surtout avec une telle complexité opérationnelle vu le nombre d'industries dans lesquelles Amazon est rentrée, me paraît diablement compliqué. Jeff Bezos, fondateur à la volonté et la poigne de fer, connait parfaitement les arcanes complexes intimes de son groupe, a recruté et manage avec brio tous les grands cadres dirigeants. Mais sa succession sera certainement très problématique et je doute que la même efficacité diabolique perdure. Amazon est la "chose" de Jeff Bezos : une personnalité géniale et totalement hors norme a crée une entreprise tout aussi hors norme. Mais quid de la suite ? On aurait aussi pu le dire d'Apple et Steve Jobs, mais j'analyse qu'Apple, avec ses gammes de produits en nombre limité, est très largement plus simple à gérer qu'Amazon (pour une taille aujourd'hui comparable).
Et, au final, tout ceci m'amène à penser que sous 10 ans on devrait avoir un big bang avec Amazon, d'une façon ou d'une autre. Un big bang qui pourrait prendre différentes formes : un split volontaire ou un démembrement ordonné par le gouvernement US, un énorme pivot stratégique, etc.
Jeff Bezos ne dit d'ailleurs finalement pas autre chose (il est même encore plus extrême en évoquant la faillite) :
“In fact, I predict one day Amazon will fail. Amazon will go bankrupt. If you look at large companies, their lifespans tend to be 30-plus years, not a hundred-plus years.”
Et tout ce que fait et investit Amazon aujourd'hui, c'est juste pour retarder l'échéance :
“We have to try and delay that day for as long as possible".
Hello Michel, belle analyse sur cette croissance folle d'Amazon avec marges en diminution et un marché qui mise sur toi mais surtout sur ta capacité à écraser totalement un jour la concurrence !
Je suis terrifié en tant que commerçant autant qu'en écolo. Ce sont les mêmes reflexes : on sait ce qui va couter notre perte en tant que citoyen mais on continue de miser sur cette cause en achetant chez Amazon ou en achetant des gros SUV.
Quelle image bien triste que donnent les rues de Manhattan jonchées de cartons Amazon et voyant ses commerçants fermer les uns après les autres. Oui car Amazon est si commode, si rapide ! Alors les conséquences, on s'en fout !
Comme notre comportement vis à vis de l'environnement : vive les fraises en hiver, les vacances aux Bahamas, les 3h / jour sur Netflix et les fringues jetables. C'est si commode, si rapide !
Posted by: Antoine Lemarchand | October 30, 2019 at 02:33 PM