Allez, en ce début de week-end, un petit travail de fond, thought-provoking, sur les styles et les approches contrastées entre Warren Buffett et Elon Musk, que j'admire tous les 2, mais pour des raisons différentes !
Le week-end dernier, lors de l'assemblée annuelle de Berkshire Hathaway, Warren Buffett a totalement écarté la considération d'investir dans Tesla à court terme, j'en avais parlé il y a quelques jours ICI.
En synthèse, le secteur va demander de très lourds investissement, les positions concurrentielles sont encore trop ouvertes, et on ne peut pas savoir qui va gagner, s'imposer, et en tirer les fruits. Donc trop de risque, comme pour tout secteur neuf en très forte croissance, pour lequel c'est "just the begining" !
Ce n'était pas un avis contre Tesla, mais sur le secteur en général. Sur le principe même, rien à dire la dessus, même si mon analyse donne que Tesla possède bel et bien des avantages concurrentuels indéniables et pérennes.
Quelques jours plus tard, Elon Musk s'est lui moqué de l'approche de Warren Buffett et des "moats" que ce dernier recherchait quand il investissait dans une entreprise. Littéralement, la "moat" ce sont les douves d'un château fort, à savoir le fossé rempli d'eau qui permet d'être quasi inexpugnable, du moins de défendre la position avec les plus grandes chances de succès. Relatif au business, une moat représente l'avance prise par une entreprise avec ses technos, ses parts de marchés captives, sa cost position, etc, qui la protège de la concurrence et lui permettrait de garder son leadership, et sa rentabilité, sur le long terme.
Elon Musk : "moats are lame" (en clair, c'est bancal comme concept). "Ce qui compte c'est le rythme d'innovation", voir cette courte video :
Dans la réalité, les 2 ont portant raison...mais pas au même moment, et pas dans les mêmes contextes !
Dans le "Venture" qui est tout de même un peu mon métier avec Day One, on parie avant tout sur l'homme et sa capacité à tirer le meilleur d'un secteur naissant que l'on considère à fort potentiel, où la techno joue un rôle important, de même que l'innovation (qui n'est pas que technologique, loin de la, ça peut être le produit, le canal de distribution, l'image et le marketing, la supply, etc).
Quand on investit à un moment t, certes il y a parfois déja une techno dispo (ou un début de techno), un produit, un peu de CA éventuellement, un modèle économique plus ou moins calé, et tout cela confère une certaine confiance (ou pas), mais de fait on sait que tout est amené à fortement évoluer dans le futur (et on sait que les BP sont quasiment jamais respectés !). Et in fine, ce qui va faire le succès de l'entreprise c'est la capacité du management fondateur à naviguer mieux que ses concurrents, dans un terrain mouvant et inconnu qu'il faut défricher, donc à s'adapter sans cesse aux réalités du marché, à innover mieux et plus vite que les autres, et à poser progressivement un business model vertueux.
L'homme, l'homme et encore l'homme !
Oui le secteur et ses economics jouent toujours in fine un rôle, du moins à terme, mais :
- Un entrepreneur accompli, dans un bon secteur, en tirera le meilleur et mieux que ses concurrents. Et dans un secteur pourri, il comprendra la situation et travaillera vite sur un pivot pour se sortir du merdier, ce avant que les finances ne se dégradent trop. C'est ce que nous avions fait en notre temps avec mon associé Martin Genot sur "Inspirational Stores" à la fin des années 2000 : malgré une levée de 10M€ en 2008 (en plein coeur de la crise financière !), comprenant à quel point c'était un secteur sans avenir, nous avions discrètement entamé un pivot à 180°, arrêtant totalement notre métier de la "délégation eCommerce" pour racheter Motoblouz, avant de très bien revendre l'entreprise en 2016. Le secteur était d'ailleurs tellement pourri que tous nos concurrents de l'époque sont soit mort (l'un d'entre eux, malgré 15M€ de levés, s'est fait racheter pour 1€ symbolique), soit ont végété et bricolé sans réellement créer de valeur.
- Un mauvais entrepreneur, même dans un excellent secteur question dynamique et economics, va se faire dépasser et battre par ses concurrents meilleurs que lui. Plus le secteur est d'ailleurs attractif, plus il va attirer la concurrence, logique et inéluctable. Et le mauvais entrepreneur, qui ne comprendra pas non plus qu'il est dans un mauvais secteur, va vouloir s'accrocher en vain sans chercher d'autres voies de création de valeur.
En venture, comme les choses ne sont initialement pas établies (et en very early stage il n'y a d'ailleurs rien d'autre qu'un homme, une équipe, et une idée), que l'avenir reste encore intégralement à écrire, c'est bien l'homme et son talent qui fait toute la différence. Et quand vous misez sur l'entrepreneur gagnant, un Bill Gates, un Steve Jobs, un Jeff Bezos, un Mark Zuckerberg, etc, vous obtenez in fine un return extraordinaire, du x100 schématiquement est possible (c'est par exemple le cas de Tesla depuis son IPO).
Mais la réalité est aussi que pour un Steve Jobs ou un Bill Gates, 2 entrepreneurs visionnaires doublés chacun d'un redoutable sens des affaires et de la négociation, au pragmatisme business sans faille, qui vous apportera du x100, vous aurez 1000 entrepreneurs plus ou moins bons qui vous feront du x0 à x3 (ce parfois par pur chance, un corporate fortuné peut vous racheter à fort prix, pensant à tort qu'il tient une vraie pépite "stratégique" pour lui !).
Et compliqué a priori de spotter en amont les vraies stars, certains entrepreneurs charismatiques et extrêmement ambitieux, qui donnent clairement envie, sont parfois juste des lunatiques, et peuvent alors vous faire perdre des fortunes. Masayoshi Son de Softbank en sait quelques chose avec, par exemple, Adam Neumann de WeWork.
Quand on se plante en venture, on se plante surtout, voire essentiellement, sur son diagnostic de l'homme, de l'équipe. Et les raisons sont nombreuses, pas assez tenace, pas assez créatif, pas assez analytique et ne regardant pas assez les metrics, pas assez proche des besoins des clients, pas assez bon négociateur, ne sachant pas manager et s'entourer de compétences fortes, pas assez à l'écoute des multiples signaux du marché, etc. D'aucuns psychologues argumenteront aussi que le % de psychopathes chez les entrepreneurs est largement supérieur à la moyenne et approcherait les 15%. A débattre, mais je peux prendre les paris que tous les VC de la place ont eu affaire à ça...
L'approche de Warren Buffett est totalement différente, il mise lui principalement sur une situation économique à un instant t, où les positions concurrentielles sont déja si fortement établies et stables qu'il pense non seulement pouvoir en extrapoler le futur mais qu'il pourrait également et éventuellement se passer d'un excellent manager (ponctuellement !). Ce dernier (qui est éventuellement un entrepreneur, ie Rose Blumkin avec le Nebraska Furniture Mart ou Richard Santulli avec Netjets, quand Warren a acheté ces 2 entreprises) est certes important, mais moins que le secteur lui-même et ce qu'apporte la maturité de l'entreprise, sa stabilité concurrentielle et ses economics.
Warren Buffett déclarant d'ailleurs qu'il cherche des entreprises "tellement fortes et solides que même un idiot pourrait les gérer sans les affecter, car tôt ou tard ce sera le cas" !
Il ne cherche pas à faire du x20+ en 5-8 ans comme un VC, mais plutôt, schématiquement du x10 sur 20 ans, et ce avec une forte probabilité et une faible variabilité. Ce qu'il résume très bien en disant que si on fait ce genre de performance sans connaître de cata totale (ce qui arrive nécessairement et fréquemment dans le venture), on aura au final une très belle performance. Ce qui est non seulement sur le principe mécaniquement vrai, mais que Warren a aussi prouvé sur la distance mieux que quiconque (avec un TRI moyen de l'ordre de 20%/an pendant 50 ans !).
A contrario, le venture cherche lui le "home run", du x20+ et plus en 5-10 ans, mais accepte aussi en parallèle de tout perdre sur un certain nombre de dossiers. C'est intégré dans le modèle, et si, par exemple, sur 10 investissements il y en a 1 qui fait du x10, 5 qui font entre x2 et x3, et 4 où c'est la cata, la performance globale restera très bonne. Certains investissements sont même des "fund returner" à savoir qu'à eux seul ils payent l'intégralité du fonds (ce fut par exemple le cas de Facebook pour Accel, ou de Blablacar pour ISAI).
Une approche analytique basée sur des avantages concurrentiels et des "moats", "à la Warren Buffett", ne peut par définition par marcher quand un secteur est encore trop jeune et trop incertain, où les positions ne sont pas encore prises, où les barrières d'entrée ne sont par définition qu'encore naissantes (ça m'a d'ailleurs toujours fait rigoler ces VC qui vous challengent lors des pitchs en objectant "qu'il n'y a pas de barrières d'entrée", c'est par définition le cas !). Dans ce genre de contexte économique, le seul curseur différenciant c'est l'homme, l'entrepreneur. Il n'y a pas encore de "moat", mais celle-ci sera édifiée progressivement sur la durée par les bons entrepreneurs.
Si je crois que Tesla a bel et bien des avantages concurrentiels bétons qui devraient être pérennes dans le temps, je suis aussi néanmoins le 1er à dire que ceux d'Apple sont encore bien plus tangibles, établis et solides ! Une réalité attestée d'ailleurs aussi tout simplement pas l'exceptionnel niveau de marge brute, stable et même en hausse sur le terme (alors que les marges de Tesla fluctuent beaucoup, et d'aucuns sont même inquiets pour le futur).
Non seulement une approche venture ce n'est pas le style de Warren Buffett, lui qui initialement était d'ailleurs "deep value" (il a évolué grâce à Charlie Munger, préférant "a great company at a fair price" à "a fair company at a great price"), mais ce serait aussi inadéquat pour Berkshire Hathaway, qui gère aujourd'hui des centaines de milliards, et qui recherche donc des "éléphants". A savoir des entreprises dont ils ont tellement confiance dans le futur en raison des "moats" établies, qu'ils peuvent mettre de très gros paquets d'argent dessus, se comptant en milliards voire en dizaines de milliards (ie une mise de 36Mds$ sur Apple en 2016-2017).
Une approche venture, par définition bien plus risquée, ne permet pas d'investir des milliards sur une seule entreprise, ni même de mettre un trop gros % de son fond sur une seule entreprise.
A l'extrême, on voit sur Twtter des "Tesla fans" qui se gargarisent d'être "all-in" sur l'entreprise, à savoir qu'ils ont même revendu leur baraque pour mettre le placement uniquement sur Tesla ! Inutile de dire comment je qualifie cette prise de risque...Disons juste, pour être politiquement correct, que ça manque sérieusement de "rationnel" ! Il faut voir Tesla comme un investissement de type venture et y allouer le % de son patrimoine en rapport. Si j'ai déja dit que je n'aurais pas de problème qu'à terme Tesla représente 25% de mon patrimoine, c'est très loin d'être le cas actuellement, et si ça le devenait c'est que Tesla aurait justement super performé. Exactement comme Apple, qui faisait bien moins de 10% de Berkshire Hathaway initialement, et qui maintenant en représente plus de 20% (et 45% de leurs placements boursiers), parce que "it just happens to be a far better business than our other businesses", dixit Warren.
Sur le marché de l'automobile :
- Warren Buffett, en business analyst génialement rationnel qu'il est, voit un secteur incertain, avec la montée d'une techno - les véhicules électriques - qui rabat les cartes et rend les economics et les positions mouvantes, avec de gros capex, et aucun acteur pouvant raisonnablement être certain d'être l'archi leader dans 10 ans.
- Elon Musk, en technologist visionnaire qu'il est, et qui maîtrise tout de même déja pas mal de choses question production efficace de voitures électriques, estime que par les multiples innovations qu'il a déja en tête, à de nombreux niveaux (pas uniquement produit, mais aussi manufacturing, supply chain, software, etc), il saura conserver et même amplifier son lead actuel.
Warren Buffett mise avant tout sur une situation et des economics établies, puis sur un manager (à qui il demande d'être 3 choses 1/ intelligent, 2/ énergique et 3/ honnête, précisant avec humour et pragmatisme que si la 3ieme compétence n'est pas la les 2 1ères vont vous tuer !), mais dans le cas de l'automobile, avec la rupture induite par plusieurs technos (électricité, software, IA/Autonomie), on est de fait (et malgré l'ancienneté du secteur) dans un contexte "venture", il faut d'abord miser et croire en Elon Musk (ou pas), avec des economics actuels certes très bons mais qui restent de fait encore très mouvants et incertains vu la jeunesse et l'immaturité du marché.
Warren Buffett et Charlie Munger ont de fait parfaitement raison quand ils analysent qu'actuellement les consommateurs changent sans problème de marque de voiture, que ce n'est pas un business sticky, c'est juste un constat indiscutable aujourd'hui et les voitures sont assez commoditisées en fait (pour 99% du marché, je ne parle pas du segment luxe/hyper sportives). Mais demain, la valeur du hardware devrait s'effacer devant la force du logiciel et de l'écosystème proposés par les marques, et je pense qu'on devrait aboutir à un business "à la Apple", ie une base installée générant de confortables revenus récurrents et quasi récurrents (pilotage automatique, recharge, assurance, etc).
C'est une évolution lourde et extrêmement rentable du business model, ce n'est pas le style de Warren de faire ce genre d'extrapolation et de prendre ce genre de paris (ils ne l'ont d'ailleurs pas pris à la fin des années 2000/début des années 2010 quand l'iPhone et l'écosystème d'Apple étaient en montée en charge, ils ont attendus 2016 et des preuves tangibles), mais moi je le prends...sans doute en avance de phase sur eux !
Mon reward n'en sera que plus grand...mais à cet instant le risque l'est tout autant ! Du moins sur le principe et de loin. Car le vrai risque c'est juste de ne pas savoir ce qu'on fait, d'investir dans ce qu'on ne comprend pas vraiment. Or mon analyse fondamentale des avantages concurrentiels de Tesla me laisserait plutôt penser qu'il n'y a sur le fond pas tant de risque que cela.
Mais ça, seul le temps le prouvera...
...Ou pas !
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