Allez, en ce samedi presque tranquille (je suis en même temps dans les cartons de déménagement), une bonne note de fond sur le retail et l'e-commerce et le bouleversement fondamental que j'entrevois sur les décennies à venir...
Michael Porter, pape de la stratégie des années 80 dont les principes fondamentaux ne me semblent absolument pas remis en cause, évoquait dans "Competitive Advantage" les 2 stratégies génériques, celle des coûts et celle de différenciation.
Le retail n'échappe pas à cette problématique.
Les Auchan, Carrefour et autres Leclerc ne se différencieront pas entre eux par le choix de marques nationales (Coca, Danone, Nestlé, etc), car ils ont forcément toutes les mêmes, et à peine par les prix sur celles-ci - des différences existent, mais elles sont mineures, quelques % - alors ils cherchent à se différencier par les marques distributeurs, qui leur apportent également, bien souvent, de meilleures marges.
Bien souvent car ce n'est pas systématique. Un distributeur est un promoteur immobilier qui raisonne en terme de rendement au M2. Celui-ci est la résultante de la marge unitaire x volume. Ce dernier dépend du pouvoir d'attraction de la marque et du produit auprès des consommateurs. Ainsi, une marque très forte peut convaincre le distributeur qu'elle a plus intérêt à la mettre en avant, car même si la marge unitaire est plus faible qu'avec le produit MDD (marque de distribution), la plus forte rotation compense.
La MDD jouant un rôle capital en terme de différenciation et de marge, les distributeurs ont progressivement "travaillé" leurs gammes de ces produits : plus complètes, plus cohérentes, de meilleure qualité, avec des designs et des packagings plus sympas, etc. A ce jeu, les distributeurs anglais, Tesco en tête, sont les plus forts. Plus de 90% du rayon plats cuisinés de ce distributeur (rayon à valeur ajoutée) est ainsi vendu en MDD. Dans l'ensemble, plus de 50% des ventes des distributeurs anglais sont aujourd'hui fait sous MDD, contre environ 25% en France et moins de 15% pour Walmart.
Ce dernier a seulement récemment mis l'accent dessus, mais il en avait relativement moins besoin en raison de sa taille et de l'hyper efficacité de sa supply chain qui lui apportent déja une belle rentabilité. Cependant, il a plusieurs fois au cours des dernières années réitéré que le développement de ses MDD était devenu l'un de ses grands axes stratégiques.
Au Royaume-Uni où les MDD sont puissantes, certaines innovations produits ont même été lancées d'abord par celles-ci et non pas par les "marques nationales" qui font généralement de cet aspect leur cheval de bataille.
J'ai aussi déja évoqué plusieurs fois ici le cas de Décathlon, dont la majorité des ventes se fait maintenant avec des produits sous enseigne, et qui lance régulièrement de belles innovations (ie la tente qui se déplie en quelques secondes).
Un distributeur physique peut économiquement entreprendre de développer une gamme de produits innovants et de qualité à sa marque s'il dispose d'une taille de réseau suffisante, celui-ci ayant été construit patiemment au cours des années, au fur et à mesure où les opportunités d'emplacement physique surgissent.
Et si le client se rend dans tel ou tel magasin de la chaîne, ce n'est pas seulement parce que le magasin dispose d'une bonne image favorable, d'un bon assortiment et de prix adéquats, mais aussi, et tout simplement, parce que le magasin a parfois simplement l'avantage de la proximité. Entre un magasin qui est à côté de chez moi et un autre, meilleur et/ou moins cher, à 20km, je peux hésiter.
Et là, on arrive à l'impact fondamental du web : le spécialiste, le meilleur acteur, le moins cher, celui qui a l'image la plus forte ou la plus favorable, etc, n'est jamais que "one click away" des petits doigts du peuple.
Et one click away non pas de dizaines de milliers de personnes, mais de dizaines voire de centaines de millions de personnes. Ainsi, alors que pour atteindre une taille critique il fallait laborieusement ouvrir des centaines de points de vente et patienter de nombreuses années, le web permet l'accès immédiat à un immense marché. Et bientôt, dans quelques années, tous les consommateurs adultes seront aussi des internautes et autant de cyber-acheteurs.
One click away des petits doigts du peuple, mais encore faut-il que le peuple sache que ce e-commerçant existe...
Un magasin physique n'avait parfois pas besoin de faire de gros efforts pour se faire connaître : il pouvait se contenter d'être simplement là où il fallait être, dans une bonne zone marchande, une galerie commerciale, une rue à fort trafic, etc. Le chaland voyait son existence en passant devant.
Sur le web, on est par définition invisible a priori. Google se positionne actuellement en grand régent incontournable de la visibilité et de l'apport de trafic, moyennant argent sonnant et trébuchant. Mais le web a un merveilleux côté viral, l'affiliation permet de poser des milliers de relais de visibilité, on peut louer des bases de données de contacts, etc.
Surtout, plus un produit sera innovant et différent, de quelque façon que ce soit (...), plus le produit aura une forte prime à la visibilité sur le web et bénéficiera mécaniquement d'un marketing moins coûteux. Idem, plus un positionnement d'entreprise sera clair, net et différent, de quelque façon que ce soit (...), moins il faudra dépenser d'argent pour se faire connaître. Le web 2.0, les forums, etc, tout cela va faire remonter naturellement ce qui correspond vraiment à l'attente du peuple et/ou qui le séduit.
Ainsi, je pense que fondamentalement le web donne une forte prime à la différenciation, la qualité et à l'innovation, et de la même façon ceux qui possèdent ces attributs pourront assez facilement contourner et se passer des distributeurs actuels, ce qui n'était pas le cas dans le monde physique.
Qui tient l'accès au marché est roi. Dans le passé, la distribution tenait cet accès au peuple à travers ses réseaux de magasin. Aujourd'hui, grâce au web, l'accès est direct. Mais comme la visibilité y est finalement la vraie difficulté, la prime sera donnée à ceux qui possèdent un avantage concurrentiel fort en amont, quel qu'il soit (qualité, innovation, spécificité, image, etc), cet avantage permettant d'attirer plus facilement un chaland à la fois innombrable et difficile à saisir.
Le cas d'Apple (qui n'est plus Apple Computer depuis quelques jours) est à ce titre tout à fait éloquent et représentatif. La firme dispose en amont d'avantages concurrentiels majeurs qui la différencient fortement (design, simplicité, ergonomie, intégration hardware-software, force de la marque, etc), et son site web "cartonne", s'étant retrouvé par exemple à Noel dans le peloton de tête des sites marchands US. Et si Apple n'est pas, et de loin, le plus gros marchand, c'est bien le plus spécifique, différent et médiatique...
Ainsi, si jusqu'à présent la taille absolue (et relative dans son secteur) était certainement l'avantage clé pour un distributeur (qui nécessitait de développer son réseau physique rapidement), demain, les facteurs clés de succès et les leviers de rentabilité des e-tailers seront avant tout différenciation et innovation produits, image de marque, etc.
Rien ne servira d'être juste présent et d'avoir sa présence web, comme un distributeur physique pouvait presque se contenter de jouer de l'argument de proximité en étant là où il le fallait, il faudra surtout disposer de vrais avantages différenciants. Cela, et uniquement cela, apportera des bonnes marges.
Ceux qui ne le comprendront pas, ou qui ne sauront pas mettre cela en oeuvre efficacement, en seront réduit à faire un gros ramdam publicitaire et/ou jouer essentiellement sur les prix pour ramener du trafic. Business model d'une grande vulnérabilité et à la pérennité questionnable. Très logiquement, leur futur consistera essentiellement à se faire racheter par des plus gros (vraisemblablement du monde physique) qui sont dans la même problématique de course au volume, sorte de fuite en avant qui a bien peu de chance de bénéficier de grosse valorisation (même s'il se trouve toujours des VCs qui rêvent de valo à la Google ou YouTube !).
Et pour bien mettre en oeuvre cette différenciation, et la communiquer intelligemment, il faudra faire appel à un certain nombres de compétences. Si certaines seront nouvelles, la plupart existent déja aujourd'hui, mais leur rôle est appelé à évoluer et grandir.
Par exemple, en matière de design, Jonathan Ive était déja chez Apple depuis quelques années quand Steve Jobs a débarqué. Mais c'est l'accent mis par ce dernier sur le design et l'innovation, ainsi que les axes de travail qu'il a fixés (device musical, iPhone, etc), qui a donné toute son importance à l'équipe du designer vedette.
Et, de nouveau, la base de la base, c'est bel et bien de comprendre et de ressentir très intimement le peuple, afin de spécifier très exactement la définition produit/service qui débouche sur un killer product. Cela relève bien souvent du domaine de l'impalpable et de l'intuition, impossible par définition à faire comprendre à ceux qui ne l'ont pas !